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Regards vers l’intérieur de la Plaine

À l’intérieur de la Plaine du Souss au Maroc, Aziz nous fait visiter la ferme de son oncle. Dans le Douar (village) Essalanhia la “terre” est comme ailleurs en ce début d’été : sèche, aride, pareille à du sable. Tout le système d’irrigation historique est encore en place : un puits de 10 mètres et un bassin et des canalisations en simili-béton parcourent les champs. Avec des jeux de regards, les travailleurs de la terre bouchaient une sortie pour en ouvrir une autre afin d’y guider l’eau. Dans les parcelles, des micro-digues forment des unités de quelques mètres carrés permettant là encore une répartition fine de l’irrigation. Mais ce système n’est plus utilisé. Dans les regards ancestraux les déchets communs partagent le volume avec des restes de tuyau servant au goutte-à-goutte qui a pris le relai. Non loin de la ferme, un moteur de voiture ronronne. Sorti de sa carcasse de R25 d’origine, il est maintenant alimenté au butane … énergie fortement subventionnée par l’État via la caisse de compensation, aujourd’hui largement remise en cause par le gouvernement islamique aux manettes. Une longue courroie fait tourner la pompe plongée dans son puits de plus de 100m de profondeur, seul maintenant en mesure de fournir l’eau nécessaire à la vie. Le bassin est passé de 5m2 à 25m2 et les canalisations historiques ont été remplacées par de longs tuyaux courant sur le sol et aboutissant dans les goutte-à-goutte quadrillant les champs.

La vie d’une ferme dans le Souss

Dans la ferme de l’oncle de Aziz on y cultive de la pomme de terre et des courges pour les souks locaux (3 par semaines à Sidi Bibi, Aït Amira et Inezgane) ainsi que du maïs ensilage et de la luzerne pour les bêtes. Sur les 3Ha cultivés, 9 vaches à lait cohabitent, les mêmes Prim’Holstein que l’on reconnaît facilement dans nos campagnes européennes par leur taille et leur robe tachetée blanche et noire. Il n’a pas assez plu cette année. Le niveau du puits a encore baissé. Les vaches restent donc dans leur enclos faute d’herbe à brouter. Certaines y semblent particulièrement en difficulté. Malgré les deux à trois campagnes de maïs par an, l’aliment produit sur la ferme manque et chaque sac coûte cher pour subvenir à leurs besoins…sans compter la classique carence en protéines liée au maïs ensilage qu’il faut combler par l’achat onéreux de compléments à base de soja (de provenance inconnue) lorsque la luzerne gourmande en eau ne suffit plus. La petite trayeuse permet quand même la production d’une centaine de litres de lait par jour, vendus 4 Dh (40c€) le litre hors transport. Sur la ferme, la vie semble rustique mais très correcte. La maison est bien habitée (salle de bain, salon marocain bien fourni, quelques chambres à coucher, et régulièrement un peu de viande au menu). Seule la question de l’eau semble réellement inquiétante sur les terres de l’oncle de Aziz. Le puits baisse chaque année… et les productions de la ferme en sont incroyablement dépendantes et particulièrement gourmandes sur cette terre aride, si ce n’est désertique.

La spiruline Berbère

Quelques centaines de mètres plus loin vers le Nord, Thomas Dussert Vidalet produit de la spiruline, cette algue bleue-verte très riche en protéines (7 fois plus que la viande), en vitamines et oligo-éléments. Elle est cultivée dans des bassins d’eau saline, brassée en permanence elle demande une attention de chaque instant. La ferme dispose d’un laboratoire très bien équipé, d’une unité de séchage et ensachage. Elle permet à cinq personnes d’y travailler en permanence. Ici aussi l’ancien puits d’une dizaine de mètres est à sec, remplacé par un profond forage et deux citernes – châteaux d’eau. Et ici aussi la diminution de la ressource inquiète. Pour autant l’activité économique y est florissante, les employés du village y sont plutôt bien lotis. Thomas écoule la production de la ferme principalement en France, mais arrive à trouver des débouchés localement : 10% vendus dans les souks locaux sous la dénomination de “Spiruline Berbère” et 1% est donné à deux orphelinats locaux. Entre voisins, on recherche l’entre-aide : la spiruline invendable pour la consommation humaine est donnée aux animaux du douar (village) et Aziz promet de revenir en prendre pour les vaches de son oncle : il paraît que les résultats sur la production laitière sont incroyables !

Abdou, le paysan-entrepreneur

Dans la ferme suivante, encore un peu plus au nord, Abdou (un ami de l’oncle de Aziz) cultive des légumes en plein champ. C’est les deux pieds nus dans la terre de son champ de patates, aux côtés de ses ouvriers, qu’il essaie de régler un problème avec son irrigation au goutte-à-goutte : les tubercules pincent les tuyaux dans leur trop forte croissance. Voilà des années qu’il économise Dirham par Dirham, patiemment et intelligemment, pour pouvoir construire sur ses terres deux serres de 1,2Ha chacune. Ses économies, de l’entre-aide et un peu de débrouille ont été suffisantes. Les deux serres sont presque prêtes. Le démarrage de la production de tomates est prévue pour la prochaine quinzaine. Un système d’irrigation-fertilisation ultra-perfectionné est en place. Installé par une entreprise spécialisée et 100% subventionnée par l’État Marocain, il est totalement informatisé : rien ne semble laissé au hasard. Pourtant Abdou ne lit et n’écrit presque pas, et avoue n’avoir jamais touché à un ordinateur. Là encore tout est pensé : il doit suivre une formation spécialisée avant la mise en marche du système. Dans ses serres, c’est 4 à 5 ouvriers qui sont prévus pour y travailler à l’année, sous contrat oral informel, et un gros renfort est prévu (en provenance de Belli Melal, une campagne déshéritée entre Fès et Marrakech) pour les récoltes. Dans sa ferme, les légumes très gourmands en eau qui y poussent doivent aller la chercher entre 60 et 100m de profondeur. À quelques kilomètres de là, il faut descendre encore au-delà de 150m… Un sursis pour Abdou.

L’instituteur Amazigh

Au détour d’une serre, Ali, un instituteur militant Amazigh (Berbère), décrit un peu sa vision de la Plaine du Souss : problèmes de scolarisation et analphabétisme chronique, vagues de migrations intenses depuis le Nord du pays, criminalité… et gros danger à l’horizon quant à l’accès à l’eau ! Pour lui il s’agit d’un lobby de familles “Fassi” via les sociétés agricoles qui pose tous ces problèmes dans la région… La mondialisation galopante et le libéralisme effréné semblent, selon lui, avoir bel et bien mis le Souss et ses habitants sous le couperet de la pénurie en eau. En attendant, la sueur des travailleurs de la terre continue d’attiser la soif de la région.