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Souss tomates

La mer de taxis à Inezgane

Nous sommes dans le Souss, au sud du Maroc. Casablanca est à 5 heures de route au nord, Marrakech à 4 heures au nord-est. Bienvenue à Agadir ! Ville touristique avec ses plages de sable fin, ses haras royaux et ses golfs. C’est d’ailleurs ce que notre chauffeur de taxi s’empresse de nous vendre, dans un français qu’il préfère à l’arabe du fait de ses origines berbères. Il présente sa région avec une naïveté dangereuse, assurant que la région ne manque pas d’eau. Il ne pleut pourtant que 20 mm par mois en moyenne et les cours d’eau que nous traversons, en ce mois de juin, sont totalement à sec.

La ville s’étend sur plusieurs kilomètres en raison du développement économique de la région ces vingt dernières années. Sur la route de la plaine, les camions débordant de légumes (navets, betteraves, carottes) se croisent sans cesse et des murs barrent l’horizon. Tantôt apparaissent des serres, tantôt leur squelette métallique habillé de lambeaux de plastique.

Arrivée dans la plaine

Cette plaine se trouve entre deux rivières, l’Oued Souss et l’Oued Massa, le long de l’axe ancestral des caravannes qui remontaient de la Mauritanie vers le Rif et non loin du port commercial d’Agadir. Pas étonnant donc que cet endroit ait été choisi pour y faire pousser des légumes destinés à l’exportation : des capacités en eau, en transports … et en main d’œuvre. Peu chère quand elle est marocaine, et encore moins quand elle est immigrée d’Afrique de l’Ouest et en particulier du Sénégal.

Au cœur de la plaine, la ville d’Aït Amira, ville far-west construite le long de la route sur laquelle transite aussi bien les marchandises que les ouvriers agricoles (les humains sont transportés dans les mêmes conditions que les légumes, les accidents sont réguliers et souvent graves). Ville sans racine culturelle : rien de marocain dans ces quartiers sans hammam ni four à pain, qui sont culturellement constitutifs des unités de vie urbaines que représentent les quartiers.

Une rue de Sidi Bibi, village voisin d'Aït Amira
Deux fillettes dans les rues d'Aït Amira
Aït Amira

Hamid Mhandi

Nous retrouvons Hamid Mhandi, représentant syndical des travailleurs agricoles, dans un café longeant la route. Depuis la terrasse nous observons la vie de cette cité étrange. Les femmes sont rares dans les rues. À première vue, on pourrait penser qu’elles restent à la maison, comme souvent ailleurs, mais ici Hamid nous explique qu’elles sont au travail. En effet elles sont plus facilement embauchées que les hommes : elles travaillent bien, ne se plaignent jamais, ni des conditions, ni de la pénibilité ou de la rémunération de leur travail. D’ailleurs, la femme d’Hamid a trouvé du travail avant lui à leur arrivée dans la région en 2003, contrairement à la vision traditionnelle majoritaire au Maroc dans laquelle s’inscrit pleinement Hamid.

Hamid Mhandi au siège de la FNSA

Autour d’un café nouss-nouss, il nous raconte son histoire : les conditions de travail épouvantables dans les serres et comment il est en venu au syndicalisme… Avant d’approfondir les questions plus politiques, il nous emmène au siège local de son syndicat, la FNSA (Fédération Nationale du Secteur Agricole). C’est un petit logement de béton transformé en bureau, les pièces vides résonnent au son de nos voix et c’est sur des chaises de jardin que nous écoutons le regard d’Hamid sur la condition ouvrière.

Conditions et luttes ouvrières

Ici on ne parle plus de paysan, mais d’ouvrier agricole. D’ailleurs, son récit ressemble davantage aux luttes des classes dans les industries minières du Nord de la France, alors que la société marocaine est traditionnellement et implicitement organisée en castes. Ici, les ouvriers déracinés, venant des quatre coins du Maroc (et de l’Afrique), ne retrouvent pas les schémas de structuration qui leur sont familiers. Défaits de leurs repères, ils ont échangé le fonctionnement des castes par celui des classes pour recréer une vie communautaire. Ici ce sont les travailleurs pauvres contre les sociétés agricoles pour la plupart européennes et nord-américaines.

C’est donc cette lutte des classes qui permet de dépasser les clivages nationaux entre Marocains et Sénégalais pour revendiquer ensemble l’égalité et l’amélioration des conditions de travail. Au Maroc, depuis la mise en place du code du travail en 2004, le salaire minimum est de 87 Dh par jour pour 44 heures de travail par semaine. Mais le secteur agricole fait exception avec ses 60 Dh par jour pour 48 heures par semaine. En plus de ces inégalités entre travailleurs marocains, l’arrivée de travailleurs clandestins fait baisser ces salaires légaux. Aujourd’hui, les salaires peuvent descendre jusqu’à 40 Dh hors de tout contrat de travail écrit. Au lieu d’être source de xénophobie, ce constat amène les syndicats à vouloir pénétrer toutes les entreprises, et en particulier celles les moins respectueuses de la loi par l’emploi de travailleurs sans statut. Ainsi, c’est bien pour un nivellement des conditions de travail “par le haut” et non une stigmatisation des travailleurs Sénégalais que la FNSA se bat.

C’est autour du couscous familial du vendredi que peut commencer une longue digestion de toutes ces informations.

La plaine du Souss, Agadir au Nord, les serres en gris au centre... encadrée par l'Oued Souss et l'Oued Massa.

2 replies on “Souss tomates”

Et quand on a dit et lu ça …..que fait on?
J’ai vécu 5 ans au Maroc ,à Agadir….j’ai essayé d’aider…..pas si facile…alors si vous avez une piste,je suis preneuse!

Qu’est-ce qu’on peut faire? Qu’est-ce que nous faisons au travers de notre démarche ?

Informer. Encore trop peu de consommateurs
français connaissent les conditions dans lesquelles sont produites les
tomates qui remplissent les étals de leurs supermarchés. Et s’il est vrai
que certains s’en moquent, d’autres n’ont tout simplement pas accès à
l’information. En effet, combien achètent des tomates en hiver sous
prétexte qu’il y en a? Et pour les informer de ce que représente cette
réalité, combien d’émissions de télévision sont diffusées?

Informer pour permet de prendre conscience. Parce que c’est comme cela
qu’une marque de chaussures célèbre a dû changer ses conditions de
production. Dans les années 90, la marque à la virgule faisait travailler
des enfants dans ses usines en Asie et lorsque le grand public en a été
informé, ils ont massivement boycotté les produits de la marque. Cette
action les a fait trembler (il faut dire que leur chiffre d’affaires avait
chuté…) et changer leur politique. Alors pourquoi ne pas se prendre à
rêver que les consommateurs européens boycotteront un jour (pas si
lointain) les tomates produites dans les conditions qu’on nous a décrites
et qui se rapprochent de l’esclavage?

Et pour informer, quoi de plus pertinent que de rapporter la parole de
ceux qui vivent ces situations? Rencontrer pour témoigner, témoigner pour
rencontrer. Chaque rencontre est le fruit du hasard, du bouche à oreilles.
Les personnes que nous interviewons acceptent de témoigner, volontiers, de
leur réalité. Ils ne savent pourtant pas plus que nous jusqu’où ira leur
témoignage, mais ils nous font confiance pour donner du sens à ce qu’ils
disent et faire du lien au sens qu’a déjà en soi leur réalité. Ces
personnes sont belles par les combats qu’elles mènent et des utopies
qu’elles incarnent. Et la beauté interpelle… Nous en premier lieu, et
c’est donc avec beaucoup d’émotions que nous recevons leurs remerciements
et leurs invitations à partager un repas et à revenir les voir.

Certainement que ce que nous faisons ne changera pas les choses demain
mais peut-être que ça participera à ce qu’elles avancent, petit à petit.
Avec ces articles, nous faisons ce qui est à notre portée et nous luttons
contre le fatalisme individualiste de nos sociétés qui voudraient nous
faire croire que l’on ne peut rien faire si nous ne sommes pas
majoritaires. Nous ne sommes pas majoritaires dans les faits, mais nous
n’en sommes pas moins légitimes. Nous sommes citoyens et convaincus que la
cité se construit sur la responsabilisation de chacun pour le
bien-vivre-ensemble de tous.

Parce qu’il suffit d’une goutte pour faire déborder le vase, nous
continuerons à l’alimenter de nos gouttes, pour être sûrs de le voir
déborder ! Pour que chaque goutte compte !

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