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Derrière les portes des serres d’Agadir

Nous apprenons avec deux heures de délai que la direction de Bio Prod (nom modifié, NDLR), une grande société agricole de la Plaine du Souss, près d’Agadir au Maroc, est d’accord de nous ouvrir ses portes. L’occasion est trop exceptionnelle pour la rater. La rencontre avec le directeur financier doit se faire dans les locaux administratifs de la société agricole, dans la plaine du Souss. Celle-ci a été décidée la veille au soir avec Hamid Mahndi, représentant syndical local pour la FNSA/UMT, et nous ne l’avons apprise que quelques heures avant, le temps de sauter dans deux “grands taxis” direction Aït Amira pour 1h30 de trajet.

L'allée fleurie de Bio Prod

Entre la bourgade et les locaux, la mobylette de Hamid slalome entre les nids de poule : les routes sont en mauvais état. Sur les côtés, de très nombreux bâtiments sont à peine entamés, les parpaings défoncés ont à peine été scellés entre eux, les toits sont souvent inexistants. Arrivés devant les grilles de l’entrée, un garde en uniforme nous accueille. L’autorisation lui est donnée, nous entrons. De chaque côté, d’impressionnantes serres de cultures hors-sol, encadrées là encore par des grillages… mais sur lesquels poussent des plantes grimpantes florales multicolores.

Au bout de la route, nous arrivons aux locaux administratifs de Bio Prod, en face de la station de conditionnement. Belle double-porte en bois, suivie de portes en verre de l’autre côté du sas. À l’intérieur, tout l’équipement d’une entreprise européenne moderne : climatisation, photocopieur, bureaux vitrés… seules la présence de photos du Roi (dont une reprenant son passage dans l’entreprise quelques mois plus tôt), ainsi que celle du personnel d’entretien que nous croisons très souvent dans ces locaux brillants, nous rappelle que nous sommes au Maroc.

Journalistes et méfiance de la direction

L’accueil est chaleureux, pourtant M. El Ghildi (nom modifié, NDLR), le directeur, est méfiant : il nous demande notre accréditation de l’État nous permettant d’exercer la profession sur le territoire Marocain. Nous lui expliquons notre refus de cette démarche par notre volonté de garder une liberté de ton. Il nous demande aussi de ne pas citer le nom de son entreprise et d’essayer de donner une belle image de son pays. M. El Ghildi semble être, avant toute chose, un vrai patriote. Selon lui, il faut que les Marocains aient de l’espoir dans l’avenir de leur pays au lieu de rêver d’une Europe mirifique. Il y a de l’emploi et du travail ici, au Maroc, et des sociétés comme Bio Prod sont de gros employeurs.

Les ouvriers de Bio Prod

Il explique nous que sa société tend vers une situation où chaque ouvrier aura un contrat de travail écrit. Ils paient chacun d’entre eux au moins au SMAG (salaire minimum agricole, 60 Dh / 6 € par jour, 48h par semaine) et respectent le nouveau code du travail de 2004. Ils facilitent également l’accès aux heures supplémentaires aux ouvriers qui souhaitent augmenter leurs revenus.

Hamid Mahndi (du syndicat FNSA/UMT) et M. El Ghildi semblent travailler ensemble à une amélioration des conditions des ouvriers. C’est cette particularité qui fait de Bio Prod une société agricole intéressante. Selon son directeur, le rôle du syndicat de Hamid est essentiel dans la vie de l’entreprise : c’est lui qui permet la médiation entre l’entreprise et ses ouvriers. Et pour M. El Ghildi, il est très important pour l’activité de Bio Prod de conserver ses salariés le plus longtemps possible, qu’ils puissent monter en compétence, en savoir-faire. C’est ce que le dialogue et la confiance entre direction et syndicat doit garantir. Hamid acquiesse.

Bio Prod travaille donc à améliorer les conditions de vie des ouvriers sur les sites de production en reconstruisant à neuf des lieux de vie intégrés (mais restant ouverts, ce qui n’est pas toujours le cas, refusant juste “la présence d’alcool, de femmes et de drogue”), en mettant en place des programmes de soutien scolaire spécifiques pour les enfants de ses ouvriers, en essayant de trouver des solutions aux questions de transports du personnel très prégnantes dans la région où de nombreux accidents graves ont lieu chaque semaine. Si ces efforts sont annoncés à visée philanthropique, c’est aussi parce que la qualité de la production de Bio Prod, et donc de ses débouchés, en dépend, en particulier sur le long terme.

Vue d'ensemble des logements
Salle de bain et toilettes collectifs
Une chambre à coucher type pour les ouvriers
La cuisine collective

Bio Prod

Si Bio Prod peut faire figure de modèle social dans la Plaine du Souss, c’est peut-être parce qu’elle ne cible pas les mêmes marchés que la plupart de ses concurrents. Alors que ces derniers visent le plus souvent les marchés d’Europe du Sud, Bio Prod vise quant à elle l’export vers les pays du Golfe et vers l’Europe du Nord, en cherchant avant tout la qualité et donc les produits à forte valeur ajoutée. De cette manière, son poste de dépense le plus important devient la logistique et les transports, là où c’est la main d’œuvre qui coûte le plus ailleurs… Cela explique certainement leur capacité économique plus importante à répondre aux attentes sociales des ouvriers.

Des craintes

Une grande frayeur pour Bio Prod, selon M. El Ghildi, a été (et est toujours d’une certaine manière) la force de la Révolution Arabe Marocaine, dite “Mouvement du 20 Février”. Dans la Plaine du Souss, elle s’est principalement traduite par des constructions anarchiques d’habitations qui ne seront, pour ainsi dire, jamais finies. Pour autant, ces événements ont fait et font encore trembler les serres des environs sur leurs pieds d’argile.

Une plaine où poussent maisons et serres de plastique et de béton
C'est dans cette Plaine désertique que poussent maisons et serres de plastique

Autre grande inquiétude, ici comme dans les populations des villages alentours: l’eau. La nappe phréatique baisse chaque année. C’est sur l’innovation technologique que Bio Prod mise pour maîtriser ce risque : désalinisation d’eau de mer (à base d’énergie fossile), récupération de rosée matinale, techniques de cultures hors-sol récupérant jusqu’à 40% de l’eau du système… et possibilité de puiser dans le barrage situé à quelques kilomètres pour ne plus dépendre, comme c’est le cas dans les villages, que des puits devant être de plus en plus profonds.

Optimisation

Dans les serres de Bio Prod, l’optimisation est le mot d’ordre : optimisation des compétences, optimisation des ressources, optimisation de la qualité, optimisation des intrants (les produits phyto-sanitaires et autres engrais sont récupérés avec l’eau du système, introduction de la lutte intégrée)… Mais le manque d’eau, la dépendance au pétrole et au marché agricole global fragilisent ce modèle. Les contrastes, dans la plaine du Souss, sont vraiment très forts. L’espoir cohabite avec un certain fatalisme ; l’intégration verticale avec un milieu social souvent très précaire et un milieu naturel très fragile.

Ouvrir les politiques agricoles à l’alimentation

Dans tous les cas, les autoroutes et les ports du Sud de l’Europe continueront à voir défiler des tomates, des courgettes, des haricots et autres poivrons “Origine Maroc” aussi longtemps que les ouvriers agricoles qui les produisent ne revendiqueront pas une vie décente, aussi longtemps que le pétrole permettra la production et le déplacement de denrées alimentaires à si bas coût, aussi longtemps que le réchauffement climatique induit par ces modèles n’aura pas asséché le dernier puits, aussi longtemps que nous n’ouvrirons pas, partout, les politiques agricoles à l’alimentation afin d’en faire une question démocratique centrale, depuis sa localité avec ses voisins jusqu’aux règles du commerce international. Sur cette échelle macro-économique, où se situe Bio Prod ? Produit d’un modèle ou modèle de produits ? Et ce faisant, produit ou producteur ?